ISABELLE BONZOM
DÉLICIEUSE GRAVITÉ, LA JUBILATION EN ART
Conférence d'Isabelle Bonzom
Du 22 mai au 29 août 2010,
la Ville des Herbiers, en Vendée, organisait l'exposition
Jouvences,
carte blanche au critique d'art Pierre Sterckx
"On y a rassemblé des artistes très différents de style et de générations, dont le point commun est le refus de la morosité ambiante", confie Pierre Sterckx." Tous, en effet, témoignent d'un art contemporain vitaliste, c'est-à-dire, suscitant des perceptions intensément vécues... Face à la pulsion de mort ambiante, Jouvences n’oppose cependant pas une superficielle euphorie hédoniste. Il y a de la gravité dans cette joie exposée."
Cette exposition réunissait pour la première fois certains des plus grands noms de l'art contemporain actuel, tels que Wim Delvoye, Tony Cragg, Julie Mehretu, Christopher Wool, Charles Sandison et Eric Fischl. Isabelle Bonzom figurait parmi les 23 artistes rassemblés.
À l'occasion de Jouvences, Pierre Sterckx écrit "Isabelle Bonzom a développé en une vingtaine d’années des thèmes aussi divers que des architectures urbaines, des paysages arborés, des vues dans le métro, des viandes et des nus. Mais l’invariant qui traverse tout cela est celui de l’incarnation. Comment incarner la mouvance de la vie et l’intensité de la chair ? Plus précisément, Isabelle Bonzom peint le devenir fluide de la chair, la tourmente et la turbulence des corps, leurs passages. Elle prolonge une quête qui commence avec le Caravage et Gentileschi, se poursuivant avec Chardin et Bonnard".
Le 4 juin 2010, Isabelle Bonzom est intervenue dans l'exposition, invitée à donner une conférence intitulée:
Délicieuse Gravité, la jubilation en art
"La jubilation en art est une affaire sérieuse" dit Isabelle Bonzom. Dans cette conférence, elle a parlé de sa démarche de peintre et a fait part de sa pensée sur la notion de vitalisme en art. Elle a aussi évoqué sa correspondance sur le sujet avec le peintre et sculpteur américain Eric Fischl* dont elle a analysé la sculpture Tumbling Woman, II.
Le titre de la conférence, Délicieuse Gravité, est tiré d'un texte d'Annette Smith, collectionneuse et professeur émérite au California Institute of Technology (Caltech):
"Pluies de feuilles en des couleurs variant au cours des saisons, profondeurs de ramures disparaissant dans le néant, minuscules joggeurs à peine distincts des troncs d’arbres. Une foule, feuillage humain dévalant l'escalier d'un métro. Un monde en perpétuel surgissement, créé par quelque Danaé?
Encore étrangère à son oeuvre, je veux savoir pourquoi Isabelle Bonzom peint en touches floconneuses qui donnent l’impression de sentir le pinceau se ruer vers le bas, peut-être vers quelque dissolution finale.
Elle ne sait pas, dit-elle après réflexion. Au même moment, chez elle, je me trouve près d'une table où sont disposées des pierres, l’une d’elles en équilibre précaire, au bord de la table. Instinctivement, je la repousse vers le centre. “Non, non,” proteste Isabelle. "J’aime que les choses soient proches de la chute.”
Ah! Nous y voilà ! À cet exquis et délicieux moment qui fait peur, où la gravitation l'emporte sur la gravité. N’est-ce pas Montaigne qui disait que là où tout tombe, rien ne tombe?"
Isabelle Bonzom évoque la conférence qu'elle a donnée en juin 2010 dans l'exposition Jouvences :
"C'est à l'occasion de la conférence Délicieuse Gravité que j'ai parlé pour la première fois à un large public d'une manière aussi intime et, au même moment, dans le but de témoigner en tant qu'artiste d'une problématique commune véhiculée par l'exposition : la jubilation en art. L'exposition traitait de la notion de vitalisme dans le processus créatif. Mon but était de témoigner de la façon dont je peins ce que je peins dans une société qui met plutôt l'accent sur les "passions tristes", sur une vision négative du corps et de la peinture trop souvent considérée comme morte. Comment jubiler, comment continuer à créer dans ce contexte?
En regardant mes peintures de paysages luxuriants, certains parlent d'une vision aimante et jouissive. D'autres spectateurs sentent que derrière ces images vigoureuses de Cascades, par exemple, se cache un sentiment de catastrophe. Je pense que ces deux pôles existent. Cette complexité m'intéresse.
Je suis souvent traversée d'angoisses et de doutes, par la peur de la chute, physique et symbolique. Mais que se passe-t-il lorsque je peins?
Peut-être ai-je été influencée par la lecture d'Épicure et de Lucrèce, par la pluie d'atomes et le fluide fertile dont ils parlent. Nous sommes des éléments de la nature, du cosmos, nous sommes faits d'atomes. Nous sommes traversés par eux et nous en faisons partie.
Lucrèce conseille de laisser faire et de vivre. Nous devons être attentifs car nous sommes happés par la vie quotidienne, par les soucis et nous sommes sclérosés par des attitudes trop souvent guidées par le mental et le cérébral. Par conséquent, mon but est de continuer à être attentive, ouverte aux sensations et à développer mon intuition.
Je suis soucieuse et consciente du danger et du drame, mais je pense qu'il est important de garder et de développer notre capacité d'étonnement et d'émerveillement. La capacité d'être sensible à chaque instant, à un sourire, à une saveur... Parce que je suis consciente de la précarité de la vie et de son côté précieux.
Je ressens la peinture comme un corps vivant. Le peintre doit la laisser respirer, prendre soin d'elle et ne pas la figer. Mon but principal est de garder le rythme. Je développe ma sensibilité à la lumière et à la fluidité. Je laisse la peinture faire et agir. Je joue avec les accidents, le hasard. Chaque oeuvre ou série nourrit l'autre. Je me réjouis lorsqu'une peinture ouvre une nouvelle voie que je n'avais pas imaginée. Pour moi, la peinture est un champ d'expérimentations et de découvertes. La peinture est reliée à la vie, à mon environnement, mais pas d'une manière égocentrique car ma personne n'est pas importante. C'est ce que nous partageons qui m'intéresse. Pour régénérer son propre art, la capacité d'adaptation est essentielle. Être à l'écoute de l'environnement, être sensible à l'espace entre les choses et les êtres est crucial.
Je ressens mon travail comme une spirale. Il évolue comme une spirale et comme une plante, avec différentes et nouvelles ramifications qui se développent dans une spirale irrégulière. Parfois la courbe de cette spirale tordue revient vers l'ancien point central, le touche et rebondit vers l'extérieur. C'est à ce moment que j'ai la sensation de revisiter une problématique et de découvrir de nouvelles choses
"L'art des autres également me nourrit, spécialement certains "vieux amis artistes" qui sont, pour moi, modernes et vivants, comme Véronèse, Seurat, Titien, Chardin, Rubens, Matisse ou les artistes pompéiens. Le cinéma, la musique, la danse, la philosophie et la littérature* me nourrissent aussi. Durant cette conférence, j'ai montré des images très importantes pour moi, comme celle ci-contre tirée du film Kaos des Frères Taviani. Film basé sur des contes de Pirandello. Les enfants dévalent une colline de sable de pierre ponce en plongeant dans la mer Méditerranée. Dans ce film, les histoires et les personnages sont inscrits et se fondent dans le paysage qui joue un rôle important. Les êtres humains sont en symbiose avec leur environnement.
L'artiste Isabelle Bonzom, qui est aussi une spécialiste du travail de l'artiste américain Eric Fischl, explore la question de la chute dans la sculpture Tumbling Woman, II d'Eric Fischl:
"Durant la conférence Déliceuse Gravité, j'ai commenté Tumbling Woman, II présentée également à l'exposition Jouvences. Cette sculpture combine dynamisme et drame. Elle réunit différents aspects parfois antinomiques. Vue d'en haut, du dessus, la silhouette est érotisée, cela nous rappelle que "to tumble", culbuter, ne signifie pas uniquement tomber. De loin, nous voyons au sol un corps de femme athlétique. On ne sait pas exactement si elle tombe ou si elle est sur le point de se relever. Elle est vrillée dans une spirale tendue entre deux pôles opposés. La Tumbling Woman semble lutter contre le vide, contre la gravité dans un étonnant et improbable équilibre. Pour moi, Tumbling Woman est comme une amazone, une figure emblématique et archétypale, par cette tension tonique, avec ce geste spécial des bras et son sein droit réduit.
La façon dont Eric Fischl a modelé le visage est extraordinaire. En partie effacé. Déformé? Une perte d'identité? Une marque sur le moule ressemble à une cicatrice. Cela renforce la sensation d'être devant un écorché, un sacrifié. À cause de cette "cicatrice", le visage de la Tumbling Woman est comme un masque. Ce n'est pas le portrait spécifique de quelqu'un, ça peut être tout le monde. C'est comme si ce visage incarnait toutes les victimes qui se sont jetées des tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001, une tragédie qu'Eric Fischl avait en mémoire lorsqu'il a créé la Tumbling Woman. La forte présence vivante de cette sculpture est un hymne. Elle incarne l'absence après la disparition totale de ces victimes."
Isabelle Bonzom a terminé Délicieuse Gravité en citant un extrait d'un message qu'Eric Fischl lui a adressé:
"Comme toi, je parlerais de ma créativité en utilisant l'image de la spirale. Je me demande s'il y a un terme en physique ou une situation où une énergie peut à la fois se contracter et s'élargir, mais c'est ce que je pense de ma spirale. Les révolutions se resserrent et se focalisent tandis que ma conscience et ma compréhension se développent. Ton titre Délicieuse Gravité est profondément ironique, ce qui m'évoque le délice pervers de la tragédie. Je ne veux pas dire pervers en terme moralisateur. C'est la seule position que l'on peut avoir : le plaisir dans ce que l'on ne peut prévoir, ni éviter."
* Lire le texte d'Eric Fischl intitulé " Entre nous " consacré à la peinture d'Isabelle Bonzom.
Durant cette conférence, Isabelle Bonzom a évoqué Henri Bergson et Joseph Delteil.
Lire, écouter et voir plus sur :
- l'analyse d'Isabelle Bonzom sur la Tumbling Woman et Ten Breaths d'Eric Fischl
- la Démarche d'Isabelle Bonzom
-la fragmentation du corps et de l'image Off with their heads! et Peindre la chair
- une conversation entre Baldine Saint Girons, Pierre Sterckx et Isabelle Bonzom à propos du blanc comme couleur fertile
- commentaires d'Eurydice Trichon-Milsani et de Paola Cocchi à propos du drame et de l'accident dans la série de ses Cascades
- images de la chute dans les peintures murales d'Isabelle Bonzom à la prison de Saint-Malo
Isabelle Bonzom a rendu hommage à Claude Baudez, iconologue au CNRS et mayaniste, spécialiste de l'auto-sacrifice, qui publia en 2012 "La douleur rédemptrice. L'autosacrifice précolombien"aux Éditions Riveneuve. Voir page spéciale sur Claude Baudez.
L'artiste a également remercié les Frères Taviani, Annette Smith, Eric Fischl, Pierre Sterckx, David Rautureau, Marie Tochet et la Ville des Herbiers.
Dossier de presse de l'exposition Jouvences et la liste des 23 artistes :