ISABELLE BONZOM
LA PEINTURE DANS L'ESPACE
par Isabelle Bonzom
publié dans les actes du colloque "Hors cadre"
Du 19 au 21 avril 2012, Isabelle Bonzom a participé au colloque « Hors Cadre » organisé par l'ISELP, Institut supérieur pour l'étude du langage plastique, à Bruxelles.
Isabelle Bonzom est artiste. Diplômée des Beaux Arts de Rennes en 1988, elle a complété sa formation en post-diplôme à l’École Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris et à la Sorbonne. Elle expose en centres d’art, musées ou galeries et intervient régulièrement in situ. Les Ministères français de la Culture et de la Justice lui ont commandé un ensemble de peintures murales pour la prison de Saint-Malo. Elle intervient également sur mur pour des espaces privés, en entreprise ou lors d’expositions personnelles en musée et dans des lieux publics. Elle est parmi les rares artistes contemporains à pratiquer la peinture à fresque. Elle est l’auteur de « La fresque, art et technique » aux éditions Eyrolles. Cet ouvrage, qui a reçu le soutien du Centre National du Livre, est préfacé par la philosophe Baldine Saint Girons. Isabelle Bonzom écrit sur l’art et donne également des conférences. Elle est intervenue, notamment, au Centre International d'Art Mural de Saint-Savin, à l’École d’Avignon, au Musée National d'Art Moderne, à la New York Academy of Art ou au Baruch College, the City University of New York. Elle a été la conseillère scientifique du colloque « L'Art Mural au XX ème siècle: Création et Architecture » au Centre International d'Art Mural en 1996, colloque placé sous la présidence de Jean-Hubert Martin. À Paris, pour l'IESA, Isabelle Bonzom a été conseillère scientifique des colloques « La peinture américaine. Hopper, Pollock et leur héritage » en 2013 et "L'impact Matisse" en 2014.
Dans les actes du colloque « Hors Cadre » parus en 2015 aux éditions La Lettre Volée, Isabelle Bonzom fait part de sa réflexion et de son expérience en tant que muraliste.
La peinture dans l’espace
La peinture n’a pas de limite, je la conçois ainsi. Elle peut être partout, autant sur la toile ou le bois que sur les parois d’une prison, dans la rue ou un jardin. Hors cadre, elle dépasse les frontières du tableau, du musée ou de la galerie. Cependant, je travaille à la fois à l’atelier, où je peins des tableaux qui sont exposés dans ce type d’institutions, et in situ, essentiellement sur mur. Quoiqu’il en soit, il est toujours question de l’espace pictural; concentré sur la surface réduite du tableau ou dilaté sur la paroi architecturale. Nullement antinomiques, ces deux activités se nourrissent et se complètent l’une l’autre.
Ce n’est pas un état de frustration par rapport aux limites du tableau qui m’a poussée à peindre sur la grande surface d’un mur. Le tableau me convient. Nulle sensation de vacuité, de mort ou de fin d’un monde considéré comme futile ou obsolète. La peinture est vivante et le support du tableau, bien que restreint, est un espace abstrait sans frontière.
Un acte ancestral et moderne
Quelle est, alors, la raison qui m’a amenée à peindre sur les murs et à l’extérieur?
Ai-je pris au pied de la lettre les consignes de Léonard de Vinci? « Si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelques scènes, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses, que tu pourras ramener à une forme nette et compléter » (1). La poétique de l’accident et de la trace déjà prônée par Vinci est, en effet, d’une modernité extrême. L’informe induit la structure. Il s’agit de jouer avec la nature, intervenir sur quelque chose d’existant, telle une invitation à être sensible à son environnement.
Loin d’être nette, la touche de Francisco de Goya est brute et gestuelle, tout autant elliptique que foisonnante. Elle fait surgir de l’enduit des figures monumentales et fantomatiques. Les Peintures Noires de Goya furent, pour moi, une révélation : l’art mural est un acte pictural en soi. Les noirs, les ocres, les blancs se déclinent à l’infini. Le chien sort sa tête tel un point d’interrogation sur le pan, le fendant, le pliant avec une extrême économie de moyens ; le pan de mur ondoie en un paysage mordoré. Goya, qui fut aussi fresquiste et peignit les dômes d’églises, peint ici ces scènes sur les murs de sa maison pour son usage personnel, et non pour épater la galerie ou la Cour. Force de conviction et nécessité intérieure le poussent à orner sa maison d’un monde où se mêlent projection et représentation. Aujourd’hui, les Peintures Noires gardent leur puissance vitale, bien que morcelées et déplacées de leur contexte initial.
Car « la peinture architecturale dépend absolument de la place qui doit la recevoir et qu’elle anime d’une vie nouvelle » (2) rappelle Matisse en 1934. Déjà sur la surface du tableau, il désire annuler la frontière entre intérieur et extérieur. À la fin de sa vie, il précise : « le rôle de toute la peinture décorative est d’agrandir les surfaces, de faire en sorte que l’on ne sente plus les dimensions du mur » (3). Matisse vient alors de réaliser la décoration de la Chapelle de Vence où l’intérieur blanc et noir est coloré par l’extérieur. Les sens du spectateur y sont sollicités. J’y ai perçu progressivement la couleur créée par la lumière traversant le verre coloré des vitraux. Un rose orangé luminescent a envahi mon regard et a transformé la vision que j’ai d’abord eue en entrant dans cette petite chapelle.
Autre action démesurée, celle de Giuseppe Penone dessinant sur des mur blancs en suivant scrupuleusement des indications du projecteur diapos. L’artiste inscrit sur la paroi verticale de petits traits qui, répétés et multipliés, évoquent dans leur totalité une image agrandie. L’empreinte de sa paupière devient une bande continue qui marque le mur et annule le volume de la pièce. Penone explique « [...] on a, avec l’exécution graphique de l’empreinte, une identification complète du matériel touché (mur) » (4). Par contact et pression de l’image projetée, la peau de l’artiste prolifère, le microscopique devient monumental.
Quand je découvris ces œuvres et ces propos d’artistes, j’y vis quelque chose d’héroïque, de l’ordre de l’expérience désintéressée. Indubitablement, ces artistes m’ont ouvert le champ des possibles. Il était envisageable de peindre en dehors du tableau.
Ma première peinture sur un mur fut une chaise abandonnée dans l’usine désaffectée où j’intervenais en 1987, lors d’une exposition collective à Rennes. Au lieu de me cantonner à un stand et de montrer des pièces produites en atelier, je choisis de peindre à même la paroi dans différents espaces de l’usine, du rez-de-chaussée, à l’étage et jusqu’à l’extérieur.
J’inscrivais la chaise, un hareng et des langoustines sur les portes d’acier, les panneaux d’information et les murs du bâtiment. Puis, j’exposais la chose existante à côté de sa représentation. J’en sentais la nécessité, sans avoir pris conscience que ce geste était finalement proche de celui de la fille de Dibutades de Corinthe qui peignit l’ombre de son bien aimé sur la muraille avant qu’il ne parte « pour un lointain voyage »(5) . En peignant ces silhouettes sur les parois dures et brutes de l’usine désaffectée, j’avais la curieuse sensation de renouer avec un acte ancestral.
Repérages
Désormais, lorsque je suis amenée à peindre sur mur, je circule dans l’espace intérieur et extérieur du lieu, sous différentes lumières, par différents chemins. Des notes écrites et dessinées, des cartographies de l'environnement, sont les premiers fruits de ces repérages ainsi que des prises de vues photographiques et filmées car l’image en mouvement correspond bien à la peinture dans l’espace. Cette démarche de repérages est tellement ancrée en moi que je procède finalement presque de la même manière lors d'une exposition de tableaux.
Quel est l’esprit du lieu ? Comment déambuler ? Quels sont les axes de circulation, les butoirs, les contraintes, les points de vue ?
Comment sont les murs ? Portent-ils des signes, des marques du temps ? Je les touche, les regarde et les garde parfois en l’état.
Quels sont les volumes de l’architecture ? Son style ? Le bâtiment est-il un lieu de vie? Je rencontre alors les habitants. Est-ce un lieu de travail ou de loisirs ?
Je m’intéresse tout particulièrement à l’articulation des rapports entre l’extérieur et l’intérieur du site. C’est ainsi qu’au Musée de Saint-Maur, j’ai créé, en 1992, un parcours pictural en fonction des collections et des essences du jardin extérieur ouvert 24h sur 24. Il s’agissait notamment d’éveiller la curiosité du passant, son désir de regarder et d’entrer dans le musée. En 1996, j’intervenais au musée des Traditions de l’île de Noirmoutier, en fonction des collections et des rues adjacentes. Je réalisais des peintures sur les murs de la ville où les objets de la collection sortaient en quelque sorte du musée.
Ponctuations
Lorsque j’interviens in situ, je dialogue avec l’environnement en ponctuant l’espace de peintures qui ne recouvrent pas forcément la totalité du mur. Je préfère jouer avec la couleur, la texture et la fonction de la paroi, comme je le fais avec la toile ou le bois.
Au lieu de saturer la surface, je rythme donc l’espace en le ponctuant à différents endroits de peintures de tailles moyennes. Je crée ainsi des respirations car j’accorde « plus d’importance à la situation de ces peintures dans l’espace qu’à leur superficie » (6).
Les ponctuations que j’inscris dans le site engendrent un espace pictural divisé, puis multiplié car je ne peins pas sur un seul pan de mur, mais sur plusieurs, en cherchant à créer un parcours. Le spectateur n’a plus devant lui une seule image qui recouvrirait la totalité d’un mur, mais plusieurs formant un tout.
Par souci de symbiose avec le lieu, la peinture devient littéralement monumentale, dans le sens où elle est liée au monument, même si elle est de petite taille. Je ne cherche pas à imposer un regard, je préfère inviter à découvrir, quitte à passer incognito.
Peindre in situ
Ces images sont créées par un rapport aigu entre peinture, support et environnement. Il ne s’agit pas d’un travail en kit, de prêt-à-porter à rapporter dans l’architecture. Je peins à main levée, sans pochoir, sans projection, ni calque. C’est une sorte de performance et de défi. Si la peinture ratait, il n’y aurait pas de possibilité de détruire le mur. Alors, une grande part d’improvisation intervient, basée sur la concentration et le travail de recherche préalable. Tous ces aspects sont renforcés lorsque je peins sur l’enduit frais du buon fresco.
Peindre in situ, en direct dans l’espace réel, est primordial pour moi. Je circule et m’imprègne ainsi de toutes les caractéristiques du lieu, en élaborant et modifiant le projet en fonction du site. Le sens de l’adaptation est exacerbé.
Je choisis la technique en fonction du support. Poreux, le mur peut recevoir l’encre et l’aquarelle, glissant, il se prête à l’huile. Adaptations aux circonstances également. Les peintures sont parfois éphémères et peuvent s’effacer avec le temps. Si le projet est plus pérenne, je peux peindre à fresque. La paroi n’est pas forcément droite et lisse, je l’aime également accidentée et naturelle. Ce peut être une roche, une grotte. C’est ainsi qu’en 2002, j’ai inscrit des peintures dans les anfractuosités des roches schisteuses d’un jardin. En Bretagne, aux Jardins de Brocéliande, le promeneur découvrait alors des peintures en pleine nature.
Le mur est une vaste surface qui se dresse et s’étale, dure et statique. Il s’expose à la vue, certes, mais aussi à la lumière naturelle fluctuante ou à l’éclairage artificiel, et parfois, aux intempéries. L’emplacement des peintures est déterminant, je souligne les axes dynamiques qu’elles suggèrent.
Le programme iconographique est lié à l’histoire, au présent ou au devenir du lieu. Je crée des interactions d’une figure à l’autre. Ce qui n’exclut pas, à certains moments, des décalages entre la peinture et son contexte, ou d’une image à l’autre. Ces décalages renforcent la scansion et animent la surface inerte.
Depuis vingt ans, des animaux animent souvent la surface de mes peintures murales. En 2002, par exemple, pour une entreprise allemande installée à Chatou, j’ai ponctué l’espace de détente de l’orangerie, au fond du jardin, de bêtes et de bestioles en fonction d’une rythmique liée à l’architecture et à la déambulation extérieur-intérieur des employés et des visiteurs. J’avais choisi de peindre des espèces connues pour leur souplesse. Je me suis intéressée, notamment, aux céphalopodes pour leur capacité d’adaptation et leur plasticité. Ces peintures, dont certaines étaient visibles des bureaux, scandaient l’espace intérieur et extérieur de l’orangerie et suggéraient une dynamique, un monde de métamorphoses, un monde d’évolution.
Surface d’échanges
Le regard du spectateur, qui se pose sur les peintures dans l’espace, n’est pas que frontal et focal. Lui aussi circule. Et le corps du visiteur est amené à pivoter, à se déplacer. Le passant bascule la tête en arrière, il se baisse ou avance. Il expérimente l’espace.
Lorsque j’entre dans l’église abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe, je suis entourée de piliers, de murs et de voûtes dont les arabesques et les contrastes colorés me transportent.
La philosophe Baldine Saint Girons, dans son texte « Pour une théorie de l’ornance : les leçons de l’art mural », parle, à juste titre, d’un « art englobant, enveloppant » (7) le spectateur.
Dans mon travail aussi, je considère le mur comme une enveloppe qui, à la fois, protège et nous entoure. La paroi est un corps, une cavité, elle nous renvoie aux origines. Je vois les murs comme la peau de l’architecture, particulièrement lorsque je fabrique et applique les mortiers et les enduits sur la paroi pour le buon fresco. Telle une peau, l’enduit protège le corps du bâtiment et fait office de surface d’échanges. Cette surface faite de sable et de chaux s’éclaire au séchage, au contact de l’air. Du coup, elle illumine la peinture par en dessous, la solidifie, la cristallise véritablement par ce phénomène chimique fondamental de réactions du sable et de la chaux avec l’eau, l’air et les pigments. De cette technique du buon fresco que j’affectionne, je garde, lors d’autres pratiques murales, et même picturales au sens large, le traitement par transparences.
L’une des idées reçues sur l’art mural est que l’image créée doit être couvrante, omniprésente et chargée : couleurs vives, costaudes, iconographie narrative, composition spectaculaire. Pour ma part, j’estime plutôt que le mur et l’architecture appellent à une expression toute en légèreté et transparences. C’est pourquoi l’emploi de l’aquarelle ou le buon fresco peut être envisagé. Sol LeWitt superposait des encres sur le mur et jouait avec la couleur du fond, en réserve. Ces voiles colorés créaient des nuances inédites, lumineuses, des modulations fluides.
Repousser les limites
Hors cadre, hors champs, la peinture dans l’espace repousse les limites. Où s’arrête cette image que j’inscris sur le mur ? Il n’y a plus de format défini. Cela dépend si cette peinture est vue isolée, de près, ou si elle est vue de loin, dans le contexte de l’environnement.
L’angle de vue et la façon dont on appréhende le mur interfèrent dans notre perception. L’art in situ renforce l’interactivité avec le spectateur.
Le rapport espace plan et espace réel est mon stimulus, que ce soit sur tableau ou sur mur, mais l’architecture amplifie ce lien entre bidimension et tridimension. Ce qui m’intéresse est d’animer la surface, la creuser, casser la frontalité et la lourdeur d’un mur, souligner les spécificités architecturales de l’édifice. Il s’agit de jouer avec cette surface, avec ce volume… et avec le passant.
La peinture murale nous questionne et nous fait parfois perdre les repères. Que vois-je ? Où sommes-nous ? Est-ce plat ou creux ? Où commence la peinture? Ce que je vois est-il peint ou réel ?
Lieu de reconstruction
Lorsque les Ministères de la Justice et de la Culture m’ont proposé de réfléchir au projet de peindre sur les murs d’une prison, il ne s’agissait pas, pour moi, de bercer d’illusions les détenus car les murs d’une prison sont bien des parois de séparation et d’isolement, épais, lourds de conséquences.
En 2000, à la prison de Saint-Malo, des êtres humains habitèrent ainsi mes peintures murales par les thèmes du vol, du plongeon et de la nage. Des images de mouvement et en suspension, d’une mobilité et d’une souplesse extrêmes. La sensation de l’abolition de la pesanteur est alors atteinte, renforcée par la rythmique créée par la progression d’une peinture à l’autre, d’un étage à l’autre. Rien n’est fixé, rien n’est fini, tout est possible. Intégrées au site et apparaissant par surprise, ces peintures agissent comme des images subliminales. Lors d’une conversation que nous avons eue à propos de ce programme mural, Paola Cocchi, critique d’art et psychothérapeute, remarquait :
« La prison est un lieu statique par excellence et tu introduis quelque chose qui est de l’ordre du mouvement, d’une respiration, d’une évolution. Tu nous suggères qu’à l’intérieur de la prison même, on peut transmettre une logique de restructuration, un apprentissage de l’autonomie et de la liberté » (8).
Ce projet qui s’inscrivait dans le cadre de la réinsertion contribua à une amélioration du lieu de vie. Durant deux années, une étude révéla que cette intervention engendra une meilleure entente entre les différentes générations de détenus, entre les détenus et les gardiens, ainsi qu’entre les anciens détenus et les arrivants. Les peintures sont des véhicules et des facteurs déclencheur de communication et d’interactivité. Elles aident à se réconcilier avec sa propre créativité, avec l’autre et avec le langage.
Espace d’expérimentation
Lectrice enthousiaste des mondes créés par Lewis Carroll et Winsor McCay, j’ai fait allusion, à deux reprises, à leurs personnages principaux respectifs: Alice et Little Nemo. Dans un rapport de connivence avec les habitants des lieux, amateurs également de Carroll et McCay, j’ai peint des éléments iconographiques de ces contes en fonction du contexte architectural, par rapprochements et allusions. En effet, l’art de ces deux auteurs est proche, à mes yeux, du langage monumental et des grands écarts qu’une peinture dans l’espace peut créer.
Dans les récits de Lewis Carroll et les planches dessinées de Winsor McCay, les changements d’échelle et de temps engendrent une rythmique cadencée et renforcée par les jeux de métamorphoses et les rebondissements de l’histoire. Ce type de construction narrative et visuelle trouve des équivalents en peinture murale lorsqu’il y a scansion entre les peintures ou effets de surprise créés, par exemple, par une peinture placée à un endroit inattendu.
Carroll et McCay nous basculent dans un autre monde, le monde du rêve, un monde extraordinaire. Ce faisant, ils nous font dépasser les limites de l’espace et du temps. Leurs héros traversent des miroirs, escaladent des gratte-ciels. Ils grandissent ou rétrécissent, volent dans l’air ou plongent sous terre. Leur corps, en suspension dans le vide ou étiré, correspond à l’extension et à la dilatation du temps du rêve que l’on vit également lorsque l’on est environné de peintures murales.
Le miroir, l’échiquier ou la carte à jouer sont, chez Alice, des espaces plans. Little Nemo évolue, lui aussi, sur des surfaces. Le monochrome en arrière-plan, la case, la planche dessinée, le papier journal du New York Herald sur lequel est imprimée cette histoire sont autant d’espaces plans. Carroll bouleverse le rapport espace-temps. Winsor McCay anime la surface de la feuille et éclate les limites de la case. Nous retrouvons ce bouleversement du temps et de l’espace lorsque la peinture fait corps avec l’architecture.
Les personnages évoluent par le questionnement. Ils doivent résoudre des énigmes. Les auteurs créent des jeux de mots et d’espaces. Carroll et McCay animent leurs fables initiatiques par des rencontres fréquentes d’animaux intrigants, mais amis, qui interrogent et aident finalement Nemo et Alice à cheminer dans l’expérience de leurs propres limites.
Or, pour le peintre comme pour le visiteur, la peinture dans l’espace est de l’ordre de l’expérience, parce qu’elle nous rend actifs.
Ainsi, La Tour aux Figures de Jean Dubuffet sollicite nos sens. Sculpture-architecture située sur l’île Saint-Germain à Issy-les-Moulineaux, c’est une silhouette tordue et chamarrée qui se présente aux promeneurs, tel un totem ludique ou, selon son auteur, une « grotte extérieure ». En pénétrant l’édifice, le visiteur sent ses perceptions se modifier en marchant dans un labyrinthe ascensionnel blanc, aux parois courbes et lisses, nommé le « gastrovolve » par Dubuffet, lui-même. Le sol et les murs semblent se dérober. Seule certitude : l’étrange sensation d’évoluer dans l’habitacle d’un mollusque. Le visiteur va au-delà des limites de son champ de vision et de son corps.
La connaissance par les sens
L’interpellation et le questionnement suscités par l’environnement peint entraînent la modification et l'adaptation de nos perceptions. Non seulement la vue est attisée, mais le toucher est développé. Le volume contribue également à une ambiance sonore particulière. La peinture dans l’espace engage alors à la rêverie et à l’interactivité. Elle renforce l’appréhension et la connaissance par les sens, ce que j’appelle la sensorialité. Au lieu de subir notre environnement ou d’y être indifférents, la peinture liée à l’architecture nous invite ainsi à voir l’environnement véritablement sous un nouvel angle.
L’art hors cadre, né dans et par son environnement, implique le spectateur et l’invite à dépasser les limites de l’espace et des sensations. Interstice ou intervalle, la peinture dans l’espace réel est un lien social, elle contribue à une esthétique relationnelle. Pour l’artiste et le spectateur, l’expérience de la peinture in situ touche la psyché. Elle bouleverse. Elle provoque, certes, une perte des repères, mais après avoir déconstruit un cadre imposé, elle réconcilie et reconstruit. La peinture sur les parois est un fait anthropologique.
Isabelle Bonzom, 2012
Notes :
1 - « Traité de la peinture », Léonard de Vinci
Éditions Calmann-Lévy, 2003, p. 216
2 - « Les propos et écrits sur l’art », Henri Matisse
Éditions Hermann, 1972, p.147
3 - Idem, p.266
4 - « Respirer l’ombre », Giuseppe Penone, Éditions École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris, 2000, p.72
5 - Épisode raconté par Pline l’Ancien dans son « Histoire Naturelle » ( Livre XXXV, § 152 . « La peinture ».
Éditions des Belles Lettres 1997, p.133)
6 - Sylvie Montmoulineix in « Isabelle Bonzom : Fresque sans filet »
in « L’art et sa méthode », n°59, 1991.
7 - Baldine Saint Girons in « Paysage et ornement » 2005, Collections Art et architecture, Éditions Verdier.
8 - Paola Cocchi in « Peintures murales d’Isabelle Bonzom et des détenus à la Maison d’arrêt de Saint-Malo »
Ministères de la Justice et de la Culture, 2001.
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comme "Bucoliques" son intervention 2013 pour la Fondation Paul Parquet consacrée aux enfants malades et maltraités.