ISABELLE BONZOM
LE PAYSAGE SELON ISABELLE BONZOM
Par Pierre Sterckx
Pierre Sterckx est critique d'art. Il a écrit dans Beaux-Arts Magazine, Art Press et Art Studio. Conférencier et conseiller en art contemporain, il est l'auteur de René Magritte, l'empire des images (Assouline). Il a reçu, en 1996, le Grand prix du CNRS pour le scénario du cd-rom Le Mystère Magritte. En 2007, il a publié Le Devenir-cochon de Wim Delvoye puis Hans Holbein. Outrage à la représentation (Éditions de La Lettre Volée) et Tintin schizo (Les Impressions nouvelles). Il est aussi l'auteur de 50 Géants de l'art américain, Beaux Arts Éditions. En 2008, il publie Gilles Barbier, un abézédaire (Le Regard) et participe au catalogue d'exposition Keith Haring, au Musée d'art contemporain de Lyon. Pierre Sterckx est aussi l'auteur de Impasses et impostures en art contemporain, aux éditions Anabet. Il a collaboré à l'émission de Guillaume Durand, L'objet du scandale, sur France 2.
Il suit la peinture d'Isabelle Bonzom depuis 2002. Dans ce texte écrit en 2013, il donne son point de vue sur la série de paysages de l'artiste.
Selon la tradition, le paysage est une pure création de citadin. Le regard humain y dompte les mouvements de la nature. Poussin en aura donné les plus beaux exemples. Tout paysage étant un cadrage qu'il faut peupler de signes, transformer en signes. Comme Barthes l'a décrit au sujet de la peinture hollandaise, le ciel, la terre et la mer sont orchestrés par Ruysdael de façon à y souligner la place modeste de l'homme (1). Même chose dans la peinture chinoise : un petit moine devant une grande montagne. Et sans un spectateur représenté de dos, les espaces paysagés de Friedrich perdraient beaucoup de leur éloquence...
Mais tout semble avoir changé à l'aube de la peinture moderne. Il n'y a pas de naufragé au sein des tempêtes de Turner et Cézanne peint la Sainte Victoire sans y placer quelque témoin. Faut-il y voir le début de l'absence de l'homme dans le paysage, d'abord dans la nature, ensuite au sein de l'univers, enfin? La question, on le voit, engage non seulement les arts, mais aussi les sciences, la philosophie et bien sûr notre vie sur terre.
Au delà de cette aporie ( car les astrophysiciens n'y apportent guère de réponses satisfaisantes) il nous faut cependant nous demander comment le paysage pourrait-il être "cadré" et parcouru du regard sans un homme avant lui et des spectateurs par la suite? Cézanne a eu le mot de cette énigme : " L'homme absent, mais tout entier dans le paysage..." Ce qui voudrait dire que le peintre, les acteurs de ses oeuvres et ceux qui regarderont son tableau sont tous passés du côté d'une seule et même perception. Tous paysagés?
Oui, dans la mesure où le tableau parvient à créer cette Einfühlung ( sensation unique mêlant la perception et son objet) envisagée par Worringer à propos de l'art abstrait ( 2) . On ne contemplerait pas, dans cet esprit, un "Nymphéas" de Monet, mais on devient avec la couleur et le geste de Monet un composé de sensations et un état du monde. On se plonge dans un devenir floral et aquatique qui a nom de "Nymphéas" et qui est signé "Monet" mais qui s'est dégagé du motif et de son auteur.
La peinture d'Isabelle Bonzom est au coeur de cette problématique. Elle procède toujours par un état de turbulence. Ses arbres sont des tempêtes torsadées, leurs branches pleuvent en tornades, s'émulsifient et crépitent. Mais ce chaos n'est pas une fin du Monde, bien au contraire, on peut y voir le potentiel énergétique d'un monde. Il y a là plusieurs régimes d'excitation entremêlés dont la résultante s'orchestre et s'harmonise. Le paysage s'esquisse : c'est un parc, un lieu tout à la fois urbain et forestier.
"Qu'est-ce qu'un jardin?" demandait-on à Magritte et il répondit: "Un espace intermédiaire entre un paysage et un bouquet de fleurs". Et on pourrait parler au sujet des tableaux d'Isabelle Bonzom d'une série d'espaces intermédiaires. Le dehors et le dedans s'y mélangent en chambres-rues. On ne fait qu'y passer. Ce sont des avenues, des quais de métro, des squares où déambulent flâneurs, navetteurs ou joggeurs. En vain, le paysage tente de les fixer, mais ils ont d'autres vies ailleurs. Ce sont des personnages trajectiles, de purs passages.
Cependant, parfois, certains d'entre eux se couchent sur l'herbe ou sur la plage, seuls ou enlacés. Nulle agitation ne les ferait fuir. Les voilà bien décidés à reprendre la tradition de Ruysdael ou de Poussin. Ils s'incrustent mais on ne discernera rien de leurs identités. Cependant, ils sont très présents. Leurs corps sans visage entrevus au sol arborent seulement des couleurs vives. Il y a telle chemise rouge, par exemple, entourée de vert. C'est leur façon de résister aux cataractes végétales qui se déversent sur eux au risque de les noyer ou même de les dissoudre. Telle est la poétique du paysage selon Isabelle Bonzom :
- déclencher une tornade qui submerge tout, mêlant la trace du pinceau à un dripping insolent, devenir cette tempête du vert jusqu'au all over d'une abstraction,
- témoigner de l'humain, petite trace éphémère et menacée, mais très intense,
- résister au déluge chaotique en inséminant le corps au repos d'un témoin totalement immergé dans un spectacle dont il est devenu le devenir. Tout cela fait un beau paradoxe. Mais quelle peinture peut se vouloir digne du paysage et du monde sans être paradoxale?
Pierre Sterckx
1- Roland Barthes " Le monde objet" in "Essais critiques" 1964
2- Wilhelm Worringer "Abstraktion und Einfühlung" (trad. franç. 1978, Klincksieck, Abstraction et Einfuhlung : contribution à la psychologie du style)
Lire la conversation entre Pierre Sterckx et Isabelle Bonzom dans Le Vif du Sujet
© Isabelle Bonzom
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