ISABELLE BONZOM
CORPS À CORPS TERRE À TERRE, 2003
Les extraits suivants sont issus du catalogue Isabelle Bonzom. Corps à corps, terre à terre, 2003, édité par la Ville des Herbiers, à l'occasion de l'exposition personnelle d'Isabelle Bonzom au Château d'Ardelay:
"Les limpidités d’Isabelle Bonzom" par Baldine Saint Girons
Professeur de Philosophie, Baldine Saint Girons est spécialiste d'Esthétique à l'Université de Paris X-Nanterre. Commissaire d'exposition, elle est co-auteur de l'exposition Le paysage et la question du sublime au Musée de Valence, en 1997. Elle est aussi l'auteur de nombreux ouvrages. Elle a publié, notamment, Le Paysage et la question du sublime (Ed.R.M.N/Seuil 1997, 2ème éd.2001) et Le Sublime de l'Antiquité à nos jours ( Ed. Desjonquières). Elle vient de publier Les Marges de la nuit aux Éditions de l'Amateur.
La force et la tranquillité frappent dans les tableaux d’Isabelle Bonzom, mais d’abord des limpidités inédites. Limpide est–il équivalent à “ liquide ” ou bien dérive–t–il du grec lampô qui signifie “briller”? Quoi qu’il en soit, les peintures d’Isabelle unissent le fluide au clair et au lumineux; des couches successives apparaissent, rendant sensible à l’histoire et donnant le sentiment aigu du kairos —instant propice où les choses se révèlent et peuvent être comprises.
Le médium par excellence d’Isabelle est l’aquarelle. Regardez ses “viandes” : elles sont peintes aussi tendrement qu’un paysage. Le rose pâle, le carmin et l’orange transparaissent sous le vermeil et l’écarlate; le gris et l’amarante affleurent à travers le beige et le blanc, posés à larges touches neigeuses. Sur fond d’encre noire surgit un plat de côtes jamais vu; deux ficelles claires l’entraînent en lévitation et le reflet de son apparition s’étale sur une planche. Grâce à des superpositions constantes de touches nous croyons traverser la matière et atteindre ses centres de phosphorescence.
Les membra disjecta offerts à notre vision ne nous reprochent point une cruauté complice des abattoirs. Rien du cadavre ici, mais l’éclat de la chair devenue imputrescible. Rien, par ailleurs, qui appelle la fourchette et le couteau, mais une rutilation pure, une glorieuse crudité qui convoque un regard épris de vérité et d’organisation. Toute la beauté du monde est là : parfaite distinction, ingéniosité de fabrique, profondeur radieuse. La quête du beau, comme l’a montré Galien commenté par Jackie Pigeaud, s’étend au–dessous des fines enveloppes de peau. Et la nature est un Phidias de l’intérieur.
Nulle sanguinolence, pourtant : une apparition mesurée, contenue. Le plat de côtes surgit fugitivement dans notre champ visuel, telle une épiphanie. Va–t–il rentrer dans la toile et disparaître à jamais? La triade de la nuit noire, d’un plat de côtes rouge et blanc et d’une flaque de lumière semble émerger d’un instant unique.
Lire un autre extrait de ce texte dans Buon fresco
Texte de Marie-France Braeckman
Historienne de l’art, Marie-France Braeckman est aussi collectionneuse. Dans le catalogue de l'exposition Isabelle Bonzom. Corps à corps, terre à terre, elle fait part de sa réflexion concernant la série des nus masculins ( 1994-2002):
Il se dégage des peintures d’Isabelle Bonzom une santé, une solidité, un appétit de vivre qui vont à l’encontre de la vision dramatique de la chair malade et souffrante qu’on nous donne à voir bien souvent. Isabelle nous invite à un autre regard envers l’image qui unit la chair à la viande, image qu’elle traduit par des lignes et contours lisibles et des aplats de couleurs francs. Cette recherche aboutit à une vision du nu masculin qu’aucun artiste, qui plus est femme, n’a jamais osé exprimer. C’est là un regard lucide et jubilatoire qui parvient à traduire avec pudeur et hardiesse, à la fois, ce qu’il y a de tendre, de fragile, de délectable dans un corps d’homme, quand ce corps ose s’abandonner et se laisser regarder hors des attitudes conventionnelles qui visent à exalter la virilité conquérante.
Article d'Eurydice Trichon-Milsani
Critique d'art et docteur en histoire de l’art, Eurydice Trichon-Milsani, auteur de Dufy et de Au Musée National d'Art Moderne chez Hazan est aussi commissaire d'exposition. Elle a imaginé, notamment, l'exposition Voyageur sans boussole. Sur les traces de Dubuffet, au Centre Georges Pompidou. Elle donne, dans le catalogue de l'exposition Isabelle Bonzom. Corps à corps, terre à terre, un autre point de vue sur la série de nus masculins de 1994-2002:
"Ça a été ”* dit l’image et on constate que l’œil qui est passé sur le corps, qui l’a scruté, interrogé, fut “ objectif ”. Il l’a mis à distance en gardant un sang-froid incroyable, en s’interdisant tout épanchement. La main a suivi le même projet, mais avec plus de douceur. Par le biais d’un touché délicat, elle l’a défendu contre la dislocation: la transparence, la netteté, l’effet d’un glacis subtil ont concouru pour garantir l’unité. Pourtant, aucune émotion ne transparaît, aucune glorification particulière. La vie est captée dans sa réalité crue. A égalité avec les autres thèmes : paysages, objets , visages, viandes. On y reconnaît la même touche. Caresse discrète un peu indifférente. La même matité aussi, chère à l’artiste, excluant le clinquant.
La vue simultanée des viandes animales et des corps est troublante.
Enveloppe soyeuse et chair vive, mises côte à côte, dialoguent de manière inquiétante. On retrouve cet intérêt pour le rapprochement du dedans et du dehors dans la série des bouches, cette ouverture intime du corps qui n’est pas le “ coffre-fort ” redoutable dont parle Francis Bacon. Les bouches d’Isabelle Bonzom, souvent souriantes, suggèrent une énigme, une joie expansive ou rêveuse.
Ces aperçus de la figure humaine, fragmentés, avec leurs particularités mises en exergue, creusent le spectateur, lui provoquant une sensation ambiguë. C’est pour cette raison que ses paysages fonctionnent comme des intermezzi reposants. Leur couleurs et formes déployées sont de petites fêtes d’une joie discrète. L’effet de la “ coupe ”, cruelle dans le cas des corps, est ici autrement toléré. Les fragments anatomiques du tissu urbain sont toniques et perçus comme des compositions abstraites.
Ces contrastes entre figure et environnement, humain et matière, sont des partis pris privilégiés qui stimulent aussi bien le regard que la pensée.
* La chambre claire Roland Barthes
Cliquez sur "Regards croisés, II" pour visionner la conférence
d'Eurydice Trichon-Milsani et de Paola Cocchi
"Une érotisation de la viande et du paysage"
Texte de Vincent Cristofoli
En 1996, Vincent Cristofoli, directeur des musées de l'île de Noirmoutier, donnait carte blanche à Isabelle Bonzom pour une exposition personnelle in situ, intitulée Analogies. Sept ans après, à l'occasion d'une autre exposition en Vendée au Centre d'art de la Ville des Herbiers, Vincent Cristofoli évoque l'évolution de cette peinture. Voici quelques extraits de son texte écrit dans le catalogue, Isabelle Bonzom. Corps à corps, terre à terre.
Y a-t-il chez Isabelle Bonzom une érotisation de la viande et du paysage ?
La route est comme un choc. Ses assemblages de volumes voient l’ombre se poser comme une lacération. Les oppositions de surfaces sont rendues par la matière. Elle les a délibérément choisies, placées, gardant en tête son goût et sa formation à la fresque... Elle oppose les surfaces, l’une fluide, l’autre non et les coloris aussi : chauds, froids, sourds, vifs. Elle se plaît à produire, sinon un, mais des contrastes marqués et sa palette monte en gamme, en éclat. Maintenant elle oppose les matières et les tons.
La lame du pinceau a laissé une entaille noire dans les chairs du support.
La mer est fendue par la digue, l’espace, celui du mur, devenu celui de l’imagination dans le cas de son travail à la maison d’arrêt de St Malo, est matérialisé, mais bel et bien fendu, lui aussi par la plongeuse à la ligne acérée.
Les paysages de campagne sont eux-mêmes coupés par un chantier. C’est l’autoroute en construction qui passe. Alors, ça coupe la terre, la fend en son sein comme un soc et cela va plus profond encore.
Elle nous propose un état, un moment dans le temps. C’est suspendu. Il n’y a pas de regret, juste un constat plein de délectation...
Finalement au-delà de la suggestion qu’elle crée, à tous ces visages, à ces viandes, on peut apporter un flot de termes évocateurs : crudité, exécution, abattage… Autant de références à un univers qui va très loin.
La peinture d'Isabelle Bonzom, en tant que matière, est en évolution constante. Elle cherche des usages chromatiques, elle poursuit son travail à la fois lentement et vite, en fresquiste.
Ainsi, on peut la suivre dans ses œuvres et sentir toutes les innovations, les variations, la maturité de son pinceau et de son intention. Ses dernières toiles en appellent d’autres. Dans sa jubilation de l’acte viscéral de créer, on sent bien que de nouveaux territoires picturaux s’ouvrent à elle et par elle.
"Expérimenter l'universel" par Martine Méheut
Fortement impliquée dans le Fédéralisme, Martine Méheut est agrégée de philosophie. Elle a publié, notamment, Penser le temps (Ed.Ellipses Marketing) et L'invention du Bonheur (Ed. de La Table Ronde). Elle est aussi amateur d'art et, dans le catalogue de l'exposition Isabelle Bonzom Corps à corps, terre à terre, elle livre sa pensée sur la série des visages peints de 1990-92 lors d'un entretien avec l'artiste.
"Ce sont des regards extrèmement présents, mais sans notion de futur ou de passé. C’est une présence intemporelle. Vous avez retiré tout l’anecdotique, or le temporel est une forme d’anecdotique… C’est un passage hors du temps par la plénitude et non par la fixité. C’est une présence vivante, il y a de la vie là dedans, mais c’est de la vie sans temps qui court, sans éphémère….
Tout ce que je vois dans vos peintures semble illuminé, c’est parfaitement lumineux, c’est limpide. Limpide au niveau de la lumière et, pourtant, on touche à l’obscur, c’est-à-dire, par la lumière on accède au mystère.
….vous ne brodez pas, vous retrouvez l’essentiel…c’est un retour vers l’intérieur, vers l’intime…l’intime en tant que : je me suis dépouillée de tout ce qui faisait mes particularités, je retouve le noyau central, l’intime en tant qu’universel.
Ce n’est pas l’altérité qui m’intéresse, c’est ce que nous partageons. Pourquoi suis-je émue devant ce que vous faites ? Parce que je ressens quelque chose que je vis, qui est enfoui quelque part, et que nous partageons sans doute par une certaine dimension que nous sommes capables de vivre. Et c’est ça l’universel. D’après ce que vous dites, l’universel c’est du vécu, non accessible quotidiennement ou à chaque instant, parce que nous sommes happés. Nous sommes distraits en fait. L’universel, c’est le non distrait, qui est de l’ordre de l’expérience."
Lire l'entretien entre la philosophe Martine Méheut et l'artiste.
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