ISABELLE BONZOM
EXPÉRIMENTER L'UNIVERSEL
par la philosophe Martine Méheut
Philosophe, Martine Méheut donne son point de vue sur la peinture d'Isabelle Bonzom en s'appuyant sur la série de centaines de visages que l'artiste a peint en 1991-1992 tirée d'un dialogue avec des œuvres des collections du musée de Saint-Maur, à l'occasion de l'exposition personnelle d'Isabelle Bonzom "Feuille à Feuille -Tête à Tête". Martine Méheut a été directrice de la collection De la pensée, aux éditions Alinéa. Elle travaille particulièrement sur le fédéralisme européen, c'est aussi une fervente amateure d'art :
"Ces regards sont tous dirigés vers le même point et c'est ce qui attire et qui intrigue. Ce point, pour moi, c'est l'invisible. Ce sont des regards extrêmement présents mais sans notion de futur ou de passé. Oui, c'est une présence intemporelle. Je ressens que vous avez retiré tout l'anecdotique, or le temporel est une forme d'anecdotique. Ces personnages que vous peignez sont présents quelle que soit l'époque à laquelle ils vivaient. Alors la question que se pose le philosophe, puisque l'on ressort d'un siècle d'historicisme: est-ce que l'on peut penser une personnalité, une atmosphère hors époque? Là, on sent que l'on est hors époque. Et pourtant, ça n'est pas du tout figé... C'est un passage hors du temps par la plénitude et non pas par la fixité. C'est une présence vivante, il y a de la vie là-dedans, mais c'est de la vie sans temps qui court, sans éphémère. Ce que je crois commun à la philosophie et à l'art, c'est ce goût de l'intérêt pour l'obscur, parce qu'il est plus riche que ce qui est évident. Il y a le sacré, l'art et la philosophie qui partagent ce goût de l'obscurité, non pas parce que c'est obscur, mais parce qu'on a saisi que c'est là où se trouvait l'essentiel.
Dans vos peintures, je ressens le sacré, c'est à dire, le dépassement du prosaïque. Tout n'est pas explicable, non pas parce que l'on n'a pas suffisamment cheminé, mais parce qu'il y a un domaine dont on ne fera jamais le tour. Le religieux c'est ce qui relie les hommes entre eux, il y a tout l'aspect rituel dans le religieux. Il y a le partage, la dimension sociale. Le sacré, c'est l'exception pour certains êtres, c'est très mystérieux, parce qu'il y a des êtres religieux qui ne sont pas du tout sacrés, et il y a des êtres qui ont le sens du sacré et qui ne sont pas du tout religieux. Le sacré est de l'ordre d'un expérience personnelle et non pas sociale.
Tout ce que je vois dans vos peintures semble illuminé, c'est parfaitement lumineux, c'est limpide, limpide au niveau de la lumière et pourtant on touche à l'obscur, c'est-à-dire le mystère, par la lumière on accède au mystère. En regardant l'œuvre de Gendron, j'ai eu l'impression que c'était une œuvre d'art d'une certaine époque dont vous arrivez à tirer par les regards, par tous ces visages, une dimension qui est dedans. Je veux dire que vous ne brodez pas, vous retrouvez l'essentiel.
Dans votre travail, c'est un retour vers l'intérieur, vers l'intime. Pour moi, l'intime n'est pas la subjectivité individuelle, c'est ce qu'il y a de plus profond dans l'humain et qui rejoint l'universel, donc c'est sans doute l'inverse de ce qu'on appelle l'intimisme qui est une sorte de narcissisme de regard sur soi dans sa particularité. Là, c'est l'intime en tant que : je me suis dépouillée de tout ce qui faisait mes particularités, je retrouve le noyau central, l'intime en tant qu'universel.
Ce n'est pas l'altérité qui m'intéresse, c'est ce que nous partageons. Pourquoi suis-je émue devant ce que vous faites? Parce que je ressens quelque chose que je vis qui est enfoui quelque part, et que nous partageons sans doute par une certaine dimension que nous sommes capables de vivre, et c'est ça l'universel. Daprès ce que vous dites, l'universel c'est du vécu, non accessible quotidiennement ou à chaque instant parce que nous sommes happés, nous sommes distraits, en fait. L'universel c'est le non distrait, qui est de l'ordre de l'expérience".
© Isabelle Bonzom
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